I
Elric, Seigneur de l’Empire disjoint et oublié de Melniboné, chevauchait comme un loup échappé au piège, plein d’une allégresse délirante. Il venait de Nadsokor, la Ville des Mendiants, poursuivi par la haine de ses habitants. Ils l’avaient jugé pour ce qu’il était : un nécromancien aux immenses pouvoirs. Et maintenant, ils le traquaient, ainsi que le grotesque petit homme qui chevauchait en riant à ses côtés, Tristelune l’Étranger, venu d’Elwher et de l’Est inexploré.
Les flammes des torches dévoraient le velours de la nuit tandis que la foule hurlante de rage éperonnait ses montures squelettiques à leur poursuite.
Ce n’étaient que des crève-la-faim couverts de haillons bigarrés, mais il y avait de la force dans leur nombre ; leurs longs couteaux et leurs arcs d’os brillaient dans la nuit. Ils étaient trop nombreux pour que deux hommes pussent les combattre, et trop peu nombreux pour représenter un danger sérieux lors d’une poursuite. Elric et Tristelune avaient donc préféré quitter la ville sans les affronter. Les rayons maladifs de la pleine lune qui se levait leur révélaient les eaux inquiétantes de la Vallée du Varkalk vers laquelle ils galopaient pour échapper à la foule en délire.
Ils étaient parfois tentés de lui faire face, le Varkalk étant leur seul autre débouché. Mais ils savaient trop bien ce que les mendiants leur feraient, tandis qu’ils ignoraient quel sort leur réservait le fleuve. Arrivés sur la rive du Varkalk, leurs chevaux hennirent et se cabrèrent.
Jurant, les deux hommes éperonnèrent leurs étalons, les forçant à entrer dans l’eau, et les bêtes plongèrent en s’ébrouant dans le fleuve qui poursuivait son cours tumultueux vers la diabolique Forêt de Troos, située sur les frontières d’Org, contrée de nécromancie et d’anciens maléfices en voie de décomposition.
Elric toussa pour rejeter l’eau qu’il avait avalée.
— Je doute qu’ils nous suivent jusqu’à Troos ! cria-t-il à son compagnon.
Tristelune sourit en montrant ses dents blanches et ses yeux brillants de peur. Les chevaux nageaient puissamment en suivant le courant. Sur la rive, la foule en haillons hurlait sa déception ; quelques mendiants, toutefois, étaient ouvertement moqueurs :
— La forêt achèvera notre ouvrage !
Elric leur répondit par un rire sauvage tandis que les chevaux nageaient dans le sombre fleuve, large et profond, vers une aube glaciale et sans soleil. Le fleuve traversait une vaste plaine d’où s’élevaient çà et là de hauts pics effilés. Des masses verdâtres, noires et brunes coupaient l’étendue rocailleuse couverte d’une herbe dont les ondulations semblaient relever d’une intention précise. Quelques bandes de mendiants les suivirent sur la berge, mais abandonnèrent bientôt cette vaine poursuite pour regagner Nadsokor en frissonnant dans l’aube gelée.
Lorsqu’ils eurent disparu, Elric et son compagnon gagnèrent la rive escarpée et leurs montures grimpèrent jusqu’à la plaine où une forêt clairsemée remplaçait déjà la prairie rocailleuse. Le feuillage mouvant semblait vivant, doué de conscience.
C’était une forêt de floraisons maléfiques couleur de sang, parsemées de taches livides. Une forêt de troncs lisses, courbes et sinueux, noirs et luisants. Une forêt de feuilles épineuses d’un pourpre foncé ou d’un vert éclatant. Un lieu malsain, certes, à en juger par l’insupportable odeur de végétation pourrie qui s’imposait aux narines délicates d’Elric et de Tristelune.
Plissant le nez, ce dernier montra de la tête la direction d’où ils venaient.
— Rebroussons chemin ! suggéra-t-il. Nous pouvons éviter Troos et couper rapidement à travers Org. En à peine plus d’un jour, nous serions à Bakshaan. Qu’en dites-vous, Elric ?
L’albinos secoua la tête.
— Je ne doute pas qu’ils nous accueillent aussi chaudement à Bakshaan que ce fut le cas à Nadsokor. Ils n’auront pas oublié la destruction du château, ni la fortune perdue de leurs marchands. Et de plus je ne serais pas fâché d’explorer un peu la forêt. J’ai entendu des histoires dont j’aimerais vérifier l’exactitude. Mon épée et mes pouvoirs magiques nous protégeront, si nécessaire.
— Elric… ne courons pas au danger, pour une fois.
Un sourire glacial passa sur le blanc visage d’Elric, et ses yeux rouges brillèrent avec une intensité particulière.
— Quel danger ? Nous ne risquons que la mort.
— La mort ne me chante guère ces temps-ci, dit Tristelune. Tandis que les ripailles de Bakshaan, ou de Jadmar, si vous préférez…
Mais déjà Elric pressait son cheval vers la forêt. Tristelune le suivit en soupirant.
Le ciel couvert d’épais nuages leur fut bientôt caché par un sombre feuillage, et la forêt devint noire comme la nuit. Ils sentaient plutôt qu’ils ne voyaient son immense étendue.
Tristelune se souvint des descriptions faites par des voyageurs au regard fou, qui se soûlaient non sans raison dans les recoins des tavernes de Nadsokor.
— C’est bien la Forêt de Troos, dit-il à Elric. On dit que le Peuple Condamné a libéré sur la Terre des forces démesurées qui causèrent d’effrayants changements parmi les hommes, les bêtes et la végétation. Cette forêt fut la dernière qu’ils créèrent et la dernière qui vit encore. Ils devaient haïr la planète qui leur donna naissance.
— L’enfant hait toujours ses parents, à certains moments, dit Elric impassible.
— Je me méfie fort de ces enfants-là, répliqua Tristelune. Certains disent qu’à l’apogée de leur pouvoir, les Dieux ne leur faisaient pas peur.
— Un peuple audacieux, dit Elric avec l’ombre d’un sourire. Et qui a droit à mon respect. Leur manque de Dieux et de peur a sans doute causé notre chute, sinon la leur. Maintenant, la peur et les Dieux sont revenus, c’est réconfortant.
Tristelune réfléchit longuement à ce qu’avait dit Elric, et ne trouva rien à lui répondre.
Il commençait à se sentir mal à l’aise.
Bien qu’ils n’aient pas vu un seul animal vivant, la forêt était pleine de murmures et de bruissements malicieux. Ils n’avaient pas un amour particulier pour les petites créatures de la forêt, oiseaux, rongeurs ou insectes, mais pour une fois, ils auraient apprécié leur compagnie.
D’une voix mal assurée, Tristelune chanta une chanson pour se redonner courage et éloigner ses pensées de la menaçante forêt.
Un sourire et un mot gai.
Voilà de quoi je vis.
Mon corps n’est pas grand, et mon courage petit.
Mais ma renommée leur survivra longtemps.
Ainsi chantant, Tristelune retrouva sa bonhomie coutumière, en suivant l’homme qu’il considérait comme un ami, un ami qui était presque son maître, bien qu’aucun d’eux ne voulût l’admettre.
Elric sourit en entendant sa chanson.
— Chanter sa petite taille et son manque de courage n’est guère propice à éloigner les ennemis, Tristelune.
— Ainsi, je ne provoque personne, répondit Tristelune avec faconde. En proclamant mes faiblesses, je ne cours aucun danger, tandis que si je vantais mes talents, quelqu’un pourrait prendre cela pour un défi et décider de me donner une leçon.
— Bien parlé, trancha Elric.
Tout en chevauchant, il désignait certaines fleurs ou feuilles, faisant remarquer à son compagnon leur couleur et leur texture étranges, et les désignant de noms inconnus et sans doute magiques. Elric ne semblait pas partager les craintes de Tristelune, mais ce dernier savait que chez lui les apparences étaient souvent contraires à la réalité.
Ils s’arrêtèrent un moment pendant qu’Elric examinait les échantillons qu’il avait cueillis au passage. Il en plaça soigneusement quelques-unes dans l’escarcelle qu’il portait à la ceinture, sans expliquer à son compagnon la raison de cet acte.
— En avant, dit-il. Les mystères de Troos nous attendent.
Mais alors une voix nouvelle, une douce voix de femme, s’éleva dans la pénombre :
Vous pourrez faire cette excursion un autre jour, étrangers.
Elric tira sur les rênes et porta la main à son épée. Le son de cette voix douce et grave l’avait profondément impressionné. Son pouls avait redoublé et il sentit avec une vive surprise qu’il se trouvait à une croisée des chemins du Destin, mais il ne savait pas quel nouveau chemin il prendrait. Il reprit possession de ses facultés et essaya de percer l’ombre d’où la voix avait surgi.
— Nous apprécions vos conseils, madame, dit-il d’une voix dure. Allons, montrez-vous, et donnez-nous des explications.
Elle s’avança lentement sur un hongre à la robe noire dont elle avait peine à refréner l’ardeur. Tristelune faillit siffler d’admiration car, malgré ses traits assez lourds, elle était incroyablement belle. Son visage et son port étaient majestueux, et le regard de ses yeux gris-vert était à la fois innocent et énigmatique. Elle était très jeune. Malgré sa féminité accomplie, Tristelune ne lui donna pas plus de dix-sept ans.
— Vous voyagez seule ? dit Elric avec surprise.
— En ce moment, oui, répondit-elle en essayant de cacher son étonnement devant la blancheur de l’albinos. J’ai besoin d’aide et de protection, d’hommes pouvant m’escorter jusqu’à Kaarlak. Ils y recevront le prix de leurs peines.
— Kaarlak, près du Désert de Larmes ? Au-delà d’Ilmiora, à plus de cent lieues d’ici. Il faudrait une semaine, en forçant l’allure.
Elric continua sans attendre sa réponse :
— Nous ne sommes pas des mercenaires, madame, mais de nobles seigneurs dans nos pays respectifs.
— Vous êtes donc liés par le serment de la chevalerie, et ne pouvez refuser ma requête.
Elric eut un rire bref.
— Chevalerie, madame ? Nous ne venons pas des jeunes nations du Sud, qui ont de nouvelles règles de conduite. Nous sommes des nobles de souche ancienne, et nos actions n’obéissent qu’à nos désirs. Vous ne nous demanderiez pas ce que nous faisons, si vous connaissiez nos noms.
Elle humecta ses lèvres sensuelles et dit, presque timidement :
— Vous êtes…
— Elric de Melniboné, madame, nommé Elric le tueur de femmes dans l’Ouest ; et voici Tristelune d’Elwher, il ignore ce qu’est la conscience.
Elle eut un sursaut de surprise.
— J’ai entendu parler de vous par des histoires, des légendes… Le pirate au blanc visage, le sorcier possédé du démon, dont l’épée boit l’âme des hommes…
— C’est la vérité, madame. Malgré leur exagération, ces récits ne peuvent donner une idée de la noire réalité qui est à leur origine. Et maintenant, madame, désirez-vous toujours notre aide ?
La voix d’Elric était douce et dénuée de menace, car, malgré ses efforts pour le dissimuler, il était visible que la jeune fille était fort effrayée.
— Je n’ai pas le choix. Je suis à votre merci. Mon père, le principal sénateur de Karlaak, est très riche. On appelle Karlaak la cité des Tours de Jade, comme vous le savez sans doute, et nous possédons des jades et des ambres rares.
— Prenez garde de ne pas éveiller mon courroux, madame, dit Elric, bien que les yeux de Tristelune fussent déjà brillants d’avidité. Nous ne sommes pas des miséreux que l’on loue ni des choses que l’on achète. En outre…, ajouta-t-il avec un sourire de dédain, je suis de la défunte Imrryr, la Cité qui Rêve, sur l’Ile des Dragons, berceau de l’ancienne Melniboné, et je sais ce qu’est la vraie beauté. Vos babioles ne peuvent tenter celui qui a vu le laiteux Cœur d’Arioch, l’iridescence aveuglante dont vibrait le Trône de Rubis, les couleurs langoureuses et inconnues des pierres actoriennes de la Bague des Rois. Ce sont plus que des joyaux, madame, ils recèlent la force vitale de l’univers.
— Mes excuses, seigneur Elric, et à vous aussi, seigneur Tristelune.
Elric eut un rire presque affectueux.
— Nous sommes de tristes clowns, jeune dame, mais les Dieux de la Chance nous ont aidés à fuir Nadsokor, et nous avons une dette envers eux. Nous vous escorterons donc jusqu’à Karlaak, Cité des Tours de Jade, et explorerons la Forêt de Troos une autre fois.
La chaleur des remerciements de l’inconnue fut quelque peu tempérée par son regard méfiant.
— Et maintenant que nous nous sommes présentés, dit Elric, peut-être aurez-vous la bonté de nous dire qui vous êtes ?
— Zarozinia de Karlaak, fille des Voashoon, le clan le plus puissant au sud-est d’Ilmiora. En compagnie de deux cousins et de mon oncle, nous étions allés rendre visite à des parents établis dans les villes marchandes de la côte de Pikarayd.
— Un périlleux voyage, dame Zarozinia.
— Certes, et l’on n’y rencontre pas que des dangers naturels. Il y a deux semaines, nous primes congé et nous engageâmes sur le chemin du retour. Nous passâmes sans encombres les Détroits de Vilmir, puis formâmes une caravane armée pour traverser Vilmir et atteindre Ilmiora. Nous ne fîmes que longer Nadsokor, ayant ouï dire que la Ville des Mendiants n’était guère hospitalière aux honnêtes voyageurs…
— En même aux voyageurs malhonnêtes, l’interrompit Elric en souriant, comme nous avons pu nous en rendre compte.
De nouveau, l’expression de la jeune fille montra qu’elle avait peine à concilier la bonne humeur d’Elric avec sa mauvaise réputation.
— Après avoir longé Nadsokor, reprit-elle, nous atteignîmes les frontières d’Org et la Forêt de Troos ; nous avancions avec prudence, connaissant la mauvaise réputation d’Org. Puis nous tombâmes dans une embuscade, et notre escorte armée déserta.
— Et savez-vous, madame, intervint Tristelune, qui vous a tendu cette embuscade ?
— À en juger par leur vilaine apparence et leur courte stature, c’étaient des natifs d’Org. Ils fondirent sur la caravane ; mon oncle et mes cousins se battirent vaillamment, mais furent tués. Un de mes cousins tapa sur la croupe de mon hongre, qui s’enfuit au grand galop sans que je puisse le maîtriser. J’entendis… de terribles hurlements… des cris sauvages et obscènes… Lorsque je parvins enfin à arrêter mon cheval, j’étais perdue. Plus tard, je vous entendis approcher et fus prise de peur, mais en vous entendant parler, je compris que vous n’étiez pas des Orgiens, et eus l’espoir que vous pourriez m’aider.
— Et nous vous aiderons, madame, dit Tristelune en s’inclinant galamment sur sa selle. Et je vous sais gré d’avoir convaincu le seigneur Elric ; sans vous, nous aurions continué à nous enfoncer dans cette affreuse forêt et serions en proie à d’étranges terreurs. Je compatis aux pertes cruelles que vous avez subies, et vous assure que vous serez protégée non seulement par nos épées et la bravoure de nos cœurs, mais par la sorcellerie si besoin est.
— Espérons que ce sera inutile, dit Elric sombrement. Tu parles bien légèrement de sorcellerie, ami Tristelune, toi qui détestes pourtant que je fasse appel à cet art.
Je ne faisais que consoler la jeune dame, dit Tristelune en souriant. Et j’avoue qu’il m’est arrivé de me réjouir des abominables pouvoirs que vous possédez. Je propose que nous nous arrêtions pour la nuit, afin d’être frais pour repartir à l’aube.
— Cela me paraît raisonnable, dit Elric en regardant la jeune fille avec quelque embarras. Son pouls s’accéléra, et il eut le plus grand mal à le maîtriser.
La jeune fille semblait, de son côté, fascinée par l’albinos. Leur attirance réciproque semblait suffisamment forte pour faire dévier leurs destinées vers des chemins bien différents de ceux qu’ils s’étaient tracés.
Comme toujours dans ces contrées, la nuit tomba brusquement. Tandis que Tristelune s’occupait du feu en jetant des regards inquiets autour de lui, Zarozinia, dont la robe en tissu d’or richement brodé chatoyait à la lueur des flammes, alla d’un pas gracieux vers Elric qui triait les herbes qu’il avait cueillies. D’abord timide, elle finit par le regarder avec une curiosité non dissimulée.
Il leva la tête et sourit légèrement ; le regard de ses étranges yeux était pour une fois franc et plaisant.
— Certaines de ces herbes ont des vertus médicinales, dit-il, et d’autres servent à conjurer les esprits. Il y en a aussi qui donnent des forces surnaturelles, ou qui rendent fou celui qui les mange. Toutes me serviront.
Elle s’assit près de lui, rejetant ses cheveux noirs d’un geste rapide de ses mains aux doigts arrondis. Ses seins mûrs se soulevaient à un rythme rapide.
— Êtes-vous vraiment l’homme terrible et maléfique que dépeignent les légendes ? Il m’est difficile de le croire.
— J’ai apporté la désolation en bien des lieux, mais généralement un mal au moins égal au mien y existait déjà. Je ne cherche pas d’excuses, car je sais ce que je suis et ce que j’ai fait. J’ai tué des sorciers malfaisants et détruit des oppresseurs, mais je suis également responsable de la mort d’hommes de bien, et de celle d’une femme, ma cousine, que j’aimais, et que j’ai, ou que mon épée a, tuée.
— Êtes-vous maître de votre épée ?
— Oui… peut-être. Je me le demande souvent. Sans elle, je suis impuissant. (Il posa sa main sur Stormbringer.) Je devrais lui être reconnaissant.
Ses yeux rouges semblèrent se refermer, comme pour cacher une amère émotion enracinée au cœur de son âme.
— Je suis désolée d’avoir réveillé d’aussi pénibles souvenirs.
— Vous n’êtes pas la cause de cette douleur, dame Zarozinia. En fait, votre présence la soulage beaucoup.
Prise au dépourvu par ce compliment, elle lui lança un rapide coup d’œil, et sourit.
— Je ne manque certes pas de pudeur, seigneur, mais…
Il se hâta de se lever.
— Comment va le feu, Tristelune ?
— Bien, Elric. Il ne s’éteindra pas de la nuit, répondit Tristelune en inclinant la tête sur le côté.
Cette question inutile l’étonnait de la part d’Elric mais comme ce dernier n’ajoutait rien, il alla vérifier si les bagages étaient en ordre.
Incapable de trouver autre chose à dire, Elric se retourna vers Zarozinia.
— Je suis un voleur et un assassin, indigne de…
Sa voix était pleine de violence contenue.
— Seigneur Elric, je suis…
— … entichée d’une légende, voilà tout.
— Non ! Si vous saviez ce que je ressens, vous ne diriez pas cela.
— Vous êtes jeune.
— Je suis d’âge à prendre mes décisions.
— Prenez garde. Je dois accomplir ma destinée.
— Votre destinée ?
— Plus qu’une destinée, c’est un implacable destin. Et je ne connais la pitié que lorsque je vois une certaine chose dans mon âme. Alors, je sais ce qu’est la pitié. Mais je ne veux pas voir cette chose, et cela fait partie du destin qui me pousse. Ni le Sort, ni les Étoiles, ni les Hommes, ni les Démons, ni les Dieux… Regardez-moi, Zarozinia, je suis Elric, pauvre jouet incolore choisi par les Dieux du Temps, Elric de Melniboné, cause de sa propre destruction, graduelle et terrible.
— Mais c’est du suicide !
— Oui, du suicide, et d’une sorte plus que toute autre coupable, car je me conduis lentement à la mort. Et ceux qui me suivent en souffrent aussi.
— C’est une folle culpabilité qui vous fait parler ainsi.
— C’est que je suis coupable, madame.
— Et le seigneur Tristelune vous accompagne-t-il dans votre perte ?
— Contrairement aux autres, il est tellement sûr de lui qu’il est indestructible.
— Je suis pleine d’assurance, moi aussi.
— Ce n’est que la confiance de la jeunesse.
— Pourquoi la perdrais-je ?
— Vous êtes forte. Aussi forte que nous. Je vous l’accorde.
Elle se leva et lui ouvrit ses bras.
— Oublie donc tes craintes, Elric de Melniboné.
Et il les oublia. Il l’enlaça et l’embrassa avec une exigence qui était plus que de la passion. Pour la première fois, il oublia Cymoril et Myrryr, tandis qu’ils s’inclinaient vers le doux humus, oublieux de Tristelune qui s’acharnait à polir son sabre avec une jalousie qu’il n’osait s’avouer.
Ils s’endormirent, et le feu pâlit.
Dans sa joie, Elric avait oublié qu’il devait prendre son tour de garde. Tristelune, réduit à ses propres forces, lutta longtemps contre le sommeil, mais finit par sombrer.
Dans l’ombre des arbres difformes, des silhouettes malhabiles bougeaient sans bruit.
Les monstrueux Orgiens rampaient vers les dormeurs.
Réveillé par son instinct, Elric ouvrit les yeux et, sans bouger la tête, regarda Zarozinia dormant paisiblement à ses côtés, puis vit le danger. Il se tourna sur le côté et dégaina Stormbringer. La noire épée runique bourdonna coléreusement, comme si elle se ressentait d’avoir été réveillée.
— Tristelune ! Danger ! cria Elric, pris de peur car il n’avait pas que sa propre vie à protéger.
Le petit homme sursauta et saisit son sabre qu’il avait laissé à portée de sa main. Il se leva et courut rejoindre Elric tandis que les Orgiens les encerclaient.
— Désolé, dit-il.
— Non, c’est moi. Je…
Les Orgiens fondirent sur eux. Elric et Tristelune se tenaient de part et d’autre de la jeune fille. Le fracas l’éveilla, et lorsqu’elle comprit la situation, elle ne poussa pas un cri, mais chercha une arme des yeux. N’en trouvant pas, elle se tint immobile et silencieuse, c’était ce qu’elle pouvait faire de mieux.
Dans un remugle d’ordures et de viande pourrie, poussant des cris inarticulés, les Orgiens, ils étaient une douzaine, attaquèrent les deux hommes avec leurs lourdes et dangereuses lames, ressemblant à de longs couperets de boucher.
Stormbringer gémit et frappa un des couperets, le coupant en deux et décapitant l’Orgien qui le brandissait. Le sang jaillit du corps qui s’écroula dans le feu. Se baissant pour éviter un couperet, Tristelune perdit l’équilibre et, tout en entraînant son adversaire dans sa chute, lui coupa les jarrets. En se relevant, il enfonça sa lame dans le cœur d’un autre, puis bondit vers Elric pour protéger Zarozinia qui s’était levée.
— Les chevaux, gronda Elric, essayez de les amener si ce n’est pas trop dangereux.
Il restait encore sept Orgiens. L’un d’eux taillada profondément le bras de Tristelune qui, tout en gémissant et d’un seul geste, perça la gorge de l’homme et coupa en deux le visage d’un autre. Prenant l’initiative de l’attaque, ils avancèrent vers les Orgiens exaspérés. La main gauche couverte de son propre sang, Tristelune dégaina son poignard et, le pouce sur la lame, bloqua le coup d’un adversaire et lui ouvrit le ventre de sa lame, en serrant les dents pour lutter contre la douleur.
Elric fit tournoyer sa grande épée runique, fauchant les êtres difformes et hurlants. Zarozinia bondit vers les chevaux, enfourcha le sien et amena les deux autres vers les combattants. Elric abattit un dernier Orgien, puis sauta en selle, se félicitant d’avoir pensé à laisser l’équipement sur les bêtes pour parer à toute éventualité. Tristelune les rejoignit et ils quittèrent la clairière en éperonnant leurs bêtes.
— Les sacoches ! s’écria Tristelune, plus épouvanté à cette idée qu’il ne l’était par sa blessure. Nous avons oublié les sacoches !
— Et alors ? Soyons heureux d’être en vie.
— Mais toutes nos richesses y sont !
Elric éclata franchement de rire.
— N’aie crainte, mon ami, nous les retrouverons.
— Je vous connais, Elric. Vous n’avez pas le sens des réalités.
Ils ralentirent, laissant les Orgiens loin derrière eux, et même Tristelune participa à la bonne humeur de ses compagnons.
Elric serra Zarozinia contre lui.
— Le courage de ton noble clan coule dans tes veines.
— Merci, répondit-elle, heureuse de ce compliment. Mais aucun des nôtres n’a ta dextérité dans le maniement des armes. C’était fantastique.
— Remercies-en mon épée, dit-il sèchement.
— Non, c’est toi que j’en remercie. Je pense que tu te fies trop à cette arme infernale, quelle que puisse être sa puissance.
— J’ai besoin d’elle.
— Pour quelle raison ?
— Pour la force qu’elle me donne, et maintenant, pour celle qu’elle te donnera.
— Je ne suis pas un vampire, dit-elle en souriant, et n’ai nul besoin de cette force redoutable.
— Sois assurée que j’en ai besoin, moi, lui dit-il gravement. Tu ne m’aimerais pas si cette lame ne faisait pas de moi un homme. Sans elle, je serais pareil à un mollusque marin.
— Je n’en crois rien, mais je préfère ne pas en discuter maintenant.
Ils continuèrent à chevaucher en silence.
Plus tard, ils firent une halte. Zarozinia appliqua des herbes cueillies par Elric sur la blessure de Tristelune et lui fit un pansement.
Dans la forêt bruissante de sons macabres et sensuels, Elric réfléchit avec acharnement.
— Nous sommes au cœur de Troos, dit-il, contrairement à notre intention de ne pas nous enfoncer dans la forêt. J’aurais bien envie d’en profiter pour rendre une petite visite au roi d’Org.
Tristelune rétorqua en riant :
— Faut-il aussi lui envoyer nos épées et arriver pieds et poings liés ?
— Je parle sérieusement. Nous avons tous une dette envers les Orgiens. Ils ont tué l’oncle et les cousins de Zarozinia, vous ont blessé et ont de surcroît pris notre trésor. Autant de raisons pour aller demander une récompense à leur roi. Ils sont tellement stupides qu’il doit être facile de se jouer d’eux.
— Certes. Le roi nous récompensera de notre manque de bon sens en nous faisant arracher les membres.
— Je crois réellement que nous devrions y aller.
— Il me serait certes agréable de retrouver notre fortune, mais nous, ne pouvons pas mettre notre compagne en danger, Elric.
— Je vais devenir sa femme, Tristelune. Et où il ira, j’irai.
Tristelune leva les sourcils.
— Voilà des fiançailles bien rapides.
— Elle dit vrai. Nous irons à Org, et la sorcellerie nous protégera de la colère malvenue du roi.
— Encore ce désir de mort et de vengeance, dit Tristelune en montant en selle. Bah, que m’importe. Vos entreprises sont au moins profitables. Vous appelez peut-être le malheur sur votre tête, mais j’avoue que vous m’avez toujours porté chance.
Elric sourit.
— Nous ne courtiserons plus la mort, mais la vengeance nous reste.
— Le jour va se lever, dit Tristelune. D’après la carte que j’ai vue à Nadsokor, la citadelle orgienne se trouve à six heures de cheval au sud-sud-est, selon l’Étoile Ancienne.
— Ton sens de l’orientation n’est jamais en défaut. Heureuse la caravane que tu accompagnes.
— Toute la philosophie d’Elwher se fonde sur les étoiles. Dans leurs révolutions autour de la planète, elles voient toutes choses passées, présentes et futures. Elles sont nos dieux.
Des dieux aux actes prévisibles, dit Elric, et ils chevauchèrent vers Org, le cœur léger malgré l’immensité du risque.